La biologie synthétique

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Gabrielle Brassard, 2012

Mise en contexte

Selon le dossier spécial de la revue Public Understanding of Science (2012), « la biologie synthétique est un projet interdisciplinaire reposant sur des contributions de la biologie, la biotechnologie, l'ingénierie et l'informatique. À partir de la connaissance encyclopédique de l'ère post-génomique et de la puissance informatique, elle cherche à « programmer » des éléments biologiques standardisés capables de créer des systèmes fonctionnels. Cette « vie conçue » devrait, par exemple, permettre de produire de nouveaux médicaments, vaccins ou des biocarburants, ou faciliter la biorestauration des produits chimiques toxiques. Les premiers produits de la biologie synthétique s’approchent de la réalité du marché, mais la plupart des applications auront besoin de temps avant de pouvoir être exploitées commercialement » (Kronberger 2012).

Kronenberg fait une liste des questions soulevées par ce domaine de recherche au carrefour entre la recherche scientifique et l’ingénierie. S’agit-il d’un véritable domaine scientifique ou d’une branche du génie génétique et informatique ? Pourra-t-elle déboucher sur des progrès dans la connaissance ou dans la mise au point de produits susceptibles de régler des problèmes de santé ou environnementaux ou est-ce juste une belle image destinée à séduire les investisseurs et à faire rêver les transhumanistes ? Les sciences du génie pourront-elles vraiment produire de la vie artificielle ou est-ce un fantasme collectif ? Et surtout quelles seront les conséquences de l’arrivée de ces produits sur la planète ? Depuis 2005, des débats publics ont eu lieu dans plusieurs pays et pas moins de 39 rapports ont été produits sur les implications sociales, légales et éthiques de la biologie synthétique, peut-être dans le but d’éviter les réactions qu’ont suscitées les OGM. Une des craintes manifestées dans ces débats et rapports est que la routinisation des procédures biotechnologiques et leur coût sans cesse moindre permettent à n’importe quel laboratoire, même amateur, de produire des entités programmables sans reddition de compte ni débat sur ses « bienfaits ». Le concept de « bio-hacking » a aussi été évoqué, de même que celui de bioterrorisme (virus synthétique destiné à détruire la vie) et de « bio-erreur ».

Le champ est très récent (la première conférence international a eu lieu en 2005), même si le terme biologie synthétique est centenaire : il faudra voir quelles promesses seront tenues et comment les appels à une gouvernance judicieuse seront entendus. Mais il y a un mouvement d’idées qui a tout de suite compris son intérêt à investir le champ de la biologie synthétique et notamment des bio-nanotechnologies qui pourraient en émerger : le transhumanisme.

Exemples

Le transhumanisme

Le but du mouvement transhumaniste est de prolonger la vie humaine en rapprochant constamment l’humain et la machine. L’idée est de libérer l’humain des contraintes de l’enveloppe corporelle et de lui donner de nouvelles habiletés grâce à la technologie.

Selon la World Transhumanist Association, le transhumanisme est « une approche interdisciplinaire qui nous amène à comprendre et à évaluer les avenues qui nous permettront de surmonter nos limites biologiques par les progrès technologiques ». Plus largement, le transhumanisme est « un mouvement international prônant l'usage des sciences et des techniques afin d'améliorer les caractéristiques physiques et mentales des êtres humains. Le transhumanisme considère certains aspects de la condition humaine tels que le handicap, la souffrance, la maladie, le vieillissement ou la mort comme inutiles et indésirables. Pour les dépasser, les penseurs transhumanistes comptent sur les biotechnologies et sur d'autres techniques émergentes. Les dangers comme les avantages que présentent de telles évolutions préoccupent aussi le mouvement transhumaniste » (Backstrom).

Le transhumanisme pose plusieurs enjeux scientifiques et éthiques : jusqu’où transforme-t-on l’humain pour le pousser au-delà de ses limites biologiques? Quels sont les risques liés au projet de développer un « sur-humain »? À petite échelle, le transhumanisme propose des avancées biotechnologiques intéressantes pour le traitement de certaines maladies ou pour améliorer la mobilité physique des individus à capacité réduite. Les plus radicaux du mouvement, les extropiens, souhaitent, quant à eux, créer « une nouvelle espèce ».

Il est à noter qu’une distinction doit être faite entre le transhumanisme, qui vise à créer une autre espèce, et le posthumanisme, qui cherche plutôt à augmenter les capacités de l’humain afin de faire une transition vers une espèce humaine plus accomplie.

Reconstituer l'humain: Le Human Brain Project

Le Human Brain Project a été initié par le neurobiologiste Henry Markram, dans le cadre d’une collaboration entre l’école Polytechnique de Lausanne et la compagnie IBM. M. Markram et son équipe, qui provient d’une douzaine de centres de recherche en Europe, auraient réussi à « copier une colonne néocorticale d’un cerveau de rat en neuf ans » (Libération). Henry Markram prédit que « d’ici dix ans, nous pourrons savoir si la conscience peut être simulée dans un ordinateur ». Les recherches du Human Brain Project nourrissent nombres de spéculations : « Certains y détectent les prémices de l’uploading, scénario selon lequel le contenu d’un cerveau humain pourra être transféré sur un autre support, téléchargé sur un ordinateur, dématérialisé dans le cyberespace ou réimplanté sur un corps robotique inaltérable. Et de toucher du doigt le plus vieux rêve de l’humanité : l’immortalité ».

Débat autour du transhumanisme

Le transhumanisme, par son aspect futuriste, parfois même apocalyptique (la race humaine ne pourrait survivre sans un alliage avec la machine, dit-il), possède son lot d’opposants et de défenseurs.

Pour le philosophe Jean-Michel Besnier, « réduire l’humain à une machine, comme le ferait le transhumanisme, ou à un animal, c’est oublier ce qui, en lui, est le plus fondamental : le désir ». Dans un article de Sciences et Avenir intitulé « Restons conscients de notre fragilité », M. Besnier explique que l’humain tend à se déshumaniser, et « qu’aujourd’hui, la place de l’homme et son statut unique sont malmenés de toutes parts : les sciences de la vie, en particulier avec la biologie moléculaire puis à présent la biologie de synthèse, l'ont réduit à un phénomène naturel pouvant être décrit par une série de relations de cause à effet, d’interactions de nature physico-chimiques. Même le libre arbitre –qui semblait son apanage - ne serait qu’une illusion réductible à une suite prévisible de réactions que les dernières découvertes de la neurobiologie tentent de décrypter. Plus aucune faculté humaine ne devrait échapper à l’explication causale ». Pour lui, le « transhumanisme s’attache à tuer le désir, l’animalisation aussi », ce qui nous distingue essentiellement de la machine.

Même son de cloche du côté de Francis Fukuyama. Pour ce philosophe, économiste et chercheur en sciences politiques, le transhumanisme a plusieurs conséquences morales. Comme il l’explique dans un article publié dans la revue Foreign Policy, « la première victime du transhumanisme pourrait être l’égalité » : alors que la Déclaration d’Indépendance des États-Unis stipule que « tous les hommes sont créés égaux », quels droits revendiqueraient de nouvelles « entités », mi-homme, mi-machine? En plus de cette idée d’égalité, c’est « l’essence humaine » qui caractérise les personnes, par « leur différence de couleur de peau, de beauté ou même d’intelligence ». Le philosophe affirme que cette essence humaine est au cœur du libéralisme politique : si l’on commence à modifier cette essence, transformant l’humain en « être supérieur », quels droits revendiquera-t-il par rapport à ceux « qui restent en arrière »? Particulièrement dans les pays pauvres où la biotechnologie n’évolue pas au même niveau? Selon lui, « personne ne connaît les possibilités technologiques qui émergeront de la modification de l’humain », et il faut « conserver une certaine humilité et un respect face à notre nature humaine ».

Pour d’autres, l’idée de créer des humains hybrides apporte au contraire une myriade de possibilités d’évolution : vivre plus longtemps, plus forts, plus puissants. Selon Ronald Baily, éditeur en chef du magazine Reason, qui se décrit lui-même comme un transhumaniste libertarien, l’histoire a démontré que l’humain cherche sans cesse à évoluer et qu’il ne vit plus comme son ancêtre préhistorique. Par rapport à « l’essence humaine », qui se définit entre autres par le fait que l’humain a des émotions, comme la colère, la joie, la jalousie, Baily affirme que le fait d’être un cyborg ou un robot n’y changerait rien. Les humains ne seraient pas « moins » humains. Sur le principe de l’égalité, Baily réplique que celle-ci n’a jamais été basée sur la biologie et qu’une « technobiologie sécuritaire » permettrait à quiconque de bénéficier de ses avantages, notamment à des parents de transmettre des gènes plus « forts » à leurs enfants.

Ray Kurzweil, un autre défenseur du transhumanisme, interprète le concept de « singularité technologique » comme étant « une période du futur dans laquelle le rythme des changements technologiques sera si rapide, ses impacts si profonds, que la vie humaine en sera transformée de façon irréversible. Cette époque transformera les concepts que nous donnons au sens de la vie, des modèles d’affaires au cycle de la vie, incluant la mort ». Kurzweil reconnaît les dangers, les dérives et les enjeux d’une évolution technologique rapide, mais selon lui, on ne peut l’éviter, donc mieux vaut l’embrasser dans les possibilités qu’elle offre.

De nombreuses personnalités du monde scientifique, et même artistique, s’intéressent au transhumanisme et aux technologies du futur. Pour n’en nommer que quelques uns : Marvin Minsky, un scientifique américain qui travaille sur l’approche multiple de l’intelligence artificielle (au lieu d’une seule qui serait la meilleure) ; Max More, un futurologue et philosophe anglais qui est à la tête de la plus grande organisation de préservation par cryogénisation, ou encore Kevin Warwick, scientifique et professeur à l’université de cybernétique de Reading, au Royaume-Uni, qui revendique être le premier cyborg. Lors de ses recherches en robotique, il s’est greffé des électrodes dans le bras, afin de relier son système nerveux à un ordinateur. Il a ainsi réussi à commander un ordinateur et une chaise roulante à distance. Il promet, pour 2015, la conception d’une puce qui permettrait à deux êtres humains de communiquer par télépathie.

Axes de réflexion

Dans l’article du Journal de l’évolution et de la technologie, « A History of Transhumanist Thought », de Nick Bostrom, ce dernier résume bien la pensée centrale du transhumanisme : « Le désir humain d’acquérir de nouvelles capacités est aussi ancien que notre propre espèce. Nous avons toujours tenté de transcender les limites de notre espèce, autant socialement, géographiquement ou mentalement. Certains individus chercheront toujours à contourner les obstacles des limites de la vie humaine et du bonheur ».

Mais cette quête, qui se poursuit avec l’application de diverses technologies dans plusieurs domaines, comme les sciences cognitives ou l’intelligence artificielle, « a toujours été observée avec ambivalence », comme le souligne Bostrom. D’un côté avec fascination, de l’autre, avec le sentiment que certaines règles de la nature ne doivent pas être enfreintes.

Biotechnologies, nanotechnologies, biologie synthétique, ingénierie inversée, intelligence artificielle, puces qui font à la fois office de GPS et de clé USB pour emmagasiner nombre d’informations ; le domaine de la biologie synthétique et du transhumanisme est large, en plus d’être, pour l’instant, plutôt hypothétique. Mais dans le cas de l’avènement de la « singularité » et d’une rupture de l’existence humaine telle que nous la connaissons, il s’avère pertinent d’avoir des réflexions éthiques sur ce qu’une nouvelle « race » humaine pourrait engendrer. Droits humains, égalité, accès à la vie privée, santé, travail : des « hybrides », ou une technologie avancée, remettraient en question le fonctionnement même de la société, de même que les modèles sociaux. Faudrait-il développer une législation appropriée ou règlementer davantage la recherche scientifique afin d’éviter les dérives?


Références

Bibliographie

Besnier, Jean-Michel. Demain les post-humains – Une nouvelle éthique à l’âge du clonage. Hachette Littératures. 2009. France. 224 pages.

Fukuyama, Francis. The End of History and the Last Man. Free Press. 1992. États-Unis. 418 pages. Nicole Kronberger, 2012, « Synthetic biology: taking a look at a field in the making » Public Understanding of Science February 2012 21: 130-133, doi:10.1177/0963662511426381 Kurzweil, Raymond. The Age of Intelligent Machines. Presse MIT. 1992. États-Unis. 570 pages.

Matthias Kaiser, 2012, « Commentary: looking for conflict and finding none? » Public Understanding of Science February 2012 21: 188-194, doi:10.1177/0963662511434433

Références web

A history of Transhumanist Thought, Nick Bostrom, Journal of evolution and technology, 2005. http://jetpress.org/volume14/bostrom.html

Restons conscients de notre fragilité, Sciences et Avenir, 16 janvier 2012 http://www.sciencesetavenir.fr/high-tech/20120116.OBS8861/restons-conscients-de-notre-fragilite.html

Singularity Symposium – What is the best definition of Singularity. http://www.singularitysymposium.com/definition-of-singularity.html

Use of Implanted Patient-Data Chips Stirs Debate on Medicine vs. Privacy Rob Stein http://www.washingtonpost.com/wpdyn/content/article/2006/03/14/AR2006031402039.html

Debategraph – Transhumanism : Ethical? http://debategraph.org/Stream.aspx?nid=6364&iv=05

Human Connectome Project http://www.humanconnectomeproject.org/

Le projet Blue Brain et le programme européen Human Brain Simulation Project HBSP, Médiapart, Jean-Paul Basquiat, 30 janvier 2011 http://blogs.mediapart.fr/blog/jean-paul-baquiast/300111/le-projet-blue-brain-et-le-programme-europeen-human-brain-simula

Améliorer l’humain ou le rêve du transhumanisme. Nouvel Obs, 27 août 2011. Boris Manenti. http://hightech.nouvelobs.com/actualites/20110826.OBS9242/ameliorer-l-humain-ou-le-reve-du-transhumanisme.html

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World Transhumanist Association http://transhumanism.org/index.php/WTA/languages/C46

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Toronto Transhumanism Association http://toronto.transhumanism.com/

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111 Organization Call for Synthetic Biology Moratorium http://news.sciencemag.org/scienceinsider/2012/03/111-organizations-call-for-synth.html?ref=wp

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Association transhumaniste française – technoprog http://www.transhumanistes.com/

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Quand l’homme vivra mille ans, Trop Libre, 15 mai 2011, Elisabeth Chertok http://www.trop-libre.fr/le-marche-aux-livres/quand-lhomme-vivra-mille-ans

Spécialistes

Jean-Michel Besnier, philosophe et docteur en sciences politiques Paris-Sorbonne VI, auteur de Demain les posthumains (Hachette, 2009) Jean-Michel.Besnier@paris-sorbonne.fr

Francis Fukuyama, philosophe, économiste et chercheur en sciences politiques f.fukuyama@stanford.edu http://fukuyama.stanford.edu/ 650-723-3214

Ronald Bailey, éditeur du magazine Reason, transhumaniste http://fr.wikipedia.org/wiki/Ronald_Bailey rbaily@reason.com

Michèle Robitaille, sociologue, auteure de nombreux textes sur le transhumanisme Céline Lafontaine (co-auteur de textes avec Michèle Robitaille) Celine.lafontaine@umontreal.ca / 514-343-5640

Daniel Jacques, philosophe et écrivain, professeur de philosophie au cégep François-Xavier Garneau djacques@cegep-fxg.qc.ca


MOT-CLÉS : BIOLOGIE SYNTHÉTIQUE, TRANSHUMANISME, BIOTECHNOLOGIE, NBIC, CYBORG, NEUROSCIENCES, SINGULARITÉ TECHNOLOGIQUE, UPLOADING DU CERVEAU,